En Bosnie-Herzégovine, la difficile prise en charge du stress post-traumatique

En Bosnie-Herzégovine, la difficile prise en charge du stress post-traumatique

Une partie de la population souffre toujours de stress post-traumatique, vingt-cinq ans après la guerre de Bosnie. Si la prise en charge s’est améliorée, le pays fait encore face à de nombreux défis. Cet article a initialement été publié dans le n°41 d'ActuSoins Magazine (juin-juillet-août 2021). 
Augustina Rahmanovic et Amra Muradbegović, psychothérapeutes à Vive Žene, à Tuzla en Bosnie-Herzégovine
Augustina Rahmanovic (à gauche) et Amra Muradbegović (à droite), psychothérapeutes à Vive Žene, à Tuzla en Bosnie-Herzégovine. © Inès Gil.

Dans une petite ruelle des faubourgs de Tuzla, au nord-est de la Bosnie, un bâtiment paisible borde la route avec l’inscription : « Vive Žene ».

A l’intérieur, deux psychothérapeutes, Augustina Rahmanovic et Amra Muradbegović, consultent les dossiers des patients du jour : « aujourd’hui nous avons quelques consultations privées et une thérapie de groupe dans cette pièce », explique Augustina en entrant dans une salle où une quinzaine de chaises sont disposées dans un coin.

Etablie en 1994, en pleine guerre de Bosnie (1992-1995), l’association fournit une aide psychosociale à 450 femmes et enfants victimes de stress post-traumatique lié à la guerre.

« Nous voulons créer un espace de parole où les gens se sentent en sécurité pour soigner les plaies de la guerre. Notre travail est essentiel, car 25 ans après le conflit, de nombreux Bosniens sont encore traumatisés », affirme Amra.

Au total, 450 000 personnes souffriraient de stress post-traumatique lié au conflit sur une population de près de 4 millions d’habitants. Selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INRSEM), le stress post-traumatique se manifeste par des « troubles psychiatriques qui surviennent après un événement traumatisant. »

Les psychothérapeutes accueillent les patients dans ce centre et se déplacent parfois elles-mêmes à l’Est du pays, dans les régions autour de Srebrenica et du district de Brck où la guerre a été la plus féroce entre Bosniens serbes et Bosniaques [Bosniens musulmans, NDLR]. Hormis Sarajevo, qui a souffert d’un siège féroce pendant trois ans, la population à l’Est a été plus marquée par la guerre que le reste du pays.

Enfermement dans des camps de concentration, viols, massacres…, la guerre de Bosnie a généré de lourds traumatismes. Mal ou pas diagnostiqué, le stress post-traumatique crée « une souffrance

et des complications physiques qui mettent à mal la vie personnelle, sociale et professionnelle. »[1]

Un manque de diagnostics

Emina Pašic, représentante de Imaneh à Sarajevo
Emina Pašic, représentante de Imaneh à Sarajevo. © Inès Gil

La Bosnie-Herzégovine n’a pas une longue expérience dans le domaine de la santé mentale. Au lendemain de la guerre, la prescription de médicaments était presque systématique pour les quelques victimes traumatisées qui ont été diagnostiquées. Parfois mal administrés, ils ont causé des effets secondaires handicapants . « Certains antidépresseurs ont par exemple entraîné des troubles graves de l’érection », note Augustina.

Mais une large partie des Bosniens victimes de stress post-traumatique n’ont pas été pris en charge, soit parce qu’ils vivaient dans des régions isolées, soit parce que la santé mentale était délaissée, à l’heure de la reconstruction du pays. Ceux-ci ont alors souvent cherché à oublier le choc traumatique par la consommation d’alcool ou l’automédication, entrainant des problèmes de santé publique majeurs.

S’il n’est pas diagnostiqué ou mal soigné, le traumatisme peut ressurgir des décennies plus tard, selon le docteur Mevludin Hasanović. « Si une personne présente encore des traces de stress post-traumatique plus de deux ans après l’événement traumatisant, on parle de stress post-traumatique chronique. Et c’est plus difficile à traiter »,affirme ce psychiatre qui travaille dans le département Psychiatrie au centre hospitalier universitaire de Tuzla, non loin de Vive Žene.

Sujet tabou

Pour la psychiatre Esmina Avdibegović, qui travaille dans le même département, la prise en charge des victimes de stress post-traumatique est d’autant plus nécessaire que le traumatisme peut se passer de génération en génération : « quand le stress post-traumatique n’a pas été soigné, les victimes peuvent développer des angoisses et de la violence au sein du foyer. En conséquence, les Bosniens nés après la guerre perpétuent le traumatisme vécu par leurs parents. »

En outre, la santé mentale reste un sujet tabou chez une partie de la population qui demeure conservatrice : « il est difficile pour certains hommes, surtout les anciens combattants, d’admettre qu’ils ont été traumatisés par la guerre,explique Amra Muradbegović de Vive Žene. Cela constitue un signe de faiblesse, une attaque à la notion de virilité encore centrale dans la société. »

Pour les femmes, le silence persiste généralement quand elles ont été victimes de viol : « Elles ont honte », assure la psychothérapeute Zemina Kadiric de l’association Izvor, basée à Prijedor, qui offre un soutien psychologique aux femmes victimes de viol durant la guerre. « Une de mes patientes bosniaque a été victime de viols collectifs réguliers par des soldats serbes et son fils était forcé de regarder. Le traumatisme a ressurgi vingt ans plus tard », raconte-t-elle.

Une amélioration de la prise en charge

Cimetière du Centre mémorial du génocide de Srebrenica
Cimetière du Centre mémorial du génocide de Srebrenica. En juillet 1995, 8372 Bosniaques sont tués par des combattants Bosniens serbes à Srebrenica. Les survivants sont largement traumatisés. © Inès Gil.

« La prise en charge s’est certes améliorée en Bosnie-Herzégovine, ces dernières années. Mais dans notre département, jusqu’à aujourd’hui, nous travaillons encore avec des dizaines de patients traumatisés par la guerre », indique le docteur Hasanović.  

Pour les cas les plus sévères, il prescrit des médicaments qui varient selon le profil du patient, mais il privilégie « le traitement par la parole, soit individuellement, soit à travers des groupes », ou encore « l’éco-psychiatrie qui consiste à réaliser une thérapie en contact avec la nature. » Occasionnellement, les psychiatres de son centre optent pour l’approche spirituelle : « la religion a une place importante dans le pays, affirme-t-il. Se rattacher à la dimension religieuse aide certains patients à sortir du traumatisme. » Si le traumatisme est plus léger, il renvoie parfois le patient vers un psychothérapeute ou un psychologue.  

Au total, quatorze psychiatres, cinq infirmiers, un assistant social et un psychologue travaillent au sein du département Psychiatrie de ce centre hospitalier. Dans la prise en charge, les infirmiers ont un rôle essentiel : « ils discutent avec les patients, s’assurent qu’ils prennent leurs médicaments, quand c’est quand c’est nécessaire, et assistent les groupes de parole » souligne le Dr. Hasanović.

Une aide internationale indispensable

Marquée par une forte pauvreté, la Bosnie-Herzégovine ne dispose pas d’un budget suffisant pour mettre en place une politique ambitieuse en matière de santé mentale. Depuis la fin de la guerre, l’aide internationale est venue pallier le manque de moyens et d’expérience dans ce domaine. L’aide suisse s’est avérée essentielle, selon l’ancien diplomate suisse spécialisé dans les questions humanitaires Pierre Hazan : « elle [la Suisse] participe à hauteur d’un million de francs (soit 920 000 euros) par an afin de fournir des experts et de la formation au personnel soignant. »

En 2009, la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la République serbe de Bosnie (deux des trois entités qui, avec le district de Brčko, composent la Bosnie-Herzégovine depuis les accords de Dayton en 1995) ont ainsi pu mettre en place un réseaux de 70 cliniques municipales de santé mentale. Celui-ci constitue une évolution majeure pour la prise en charge des traumatismes liés à la guerre. L’usage systématique de médicaments et l’enfermement à vie dans des hôpitaux psychiatriques ont été remplacés par une approche pluridisciplinaire qui place la parole et la réconciliation au centre de la thérapie.

En matière de psychothérapie, le tissu associatif bénéficie aussi d’un soutien international, comme Vive Žene, qui collabore avec Imaneh, une organisation suisse spécialisée dans l’aide au développement. Selon la représentante d’Imaneh à Sarajevo Emina Pašic, l’aide internationale a toujours joué un rôle déterminant dans le domaine de la santé mentale en Bosnie-Herzégovine : « au lendemain de la guerre, les Bosniens victimes des plus sévères traumatismes -principalement des prisonniers tout juste libérés des camps- ont dû être soignés à l’étranger. »

Nécessaire réconciliation

En outre, dans la société multiethnique qui compose la Bosnie-Herzégovine, la réconciliation nationale n’a jamais vraiment eu lieu, 25 ans après le conflit, ce qui alimente les traumatismes.

« Les divisions nationales et le rejet de l’autre sont constamment alimentés par les politiciens. La partition du pays en trois entités à l’issue de la guerre nourrit ces divisions, estime la psychothérapeute Augustina. Il est difficile de surpasser un stress post-traumatique dans ces conditions. Par exemple, de nombreux Bosniens musulmans qui vivent dans la République serbe de Bosnie n’osent pas soigner leurs traumatismes, car ils se méfient des Bosniens serbes. »

Selon Pierre Hazan, les accords de Dayton, qui ont mis fin au conflit en 1995, ont gelé la guerre sans créer la paix.  « Les mémoires, les narratifs sont en conflit les uns avec les autres. Les criminels de guerre sont perçus par l’autre camp comme des héros et réciproquement. Ce n’est pas un environnement favorable pour reconstruire la société et les individus », explique-t-il.

Pour surpasser les divisions ethniques, les associations comme Vive Žene concentrent une partie du travail thérapeutique sur la réconciliation : « nos patients participent à des groupes de discussion qui intègrent Bosniaques et Serbes, indique la psychothérapeute Arma. Nous intégrons aussi des soldats traumatisés, quelle que soit leur ethnie. » Ainsi, chacun prend conscience qu’il y a des victimes de chaque côté : « reconnaître les souffrances de l’ennemi est une démarche essentielle pour tourner la page de la guerre et soigner le stress post-traumatique. »

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Pour lui, « rien n’est vraiment réglé entre Bosniaques, Serbes et Croates, les trois principales ethnies du pays qui se sont déchirées pendant la guerre. »

Inès Gil

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[1] « Troubles du stress post-traumatique. Quand un souvenir stressant altère les mécanismes de mémorisation », INSERM 

actusoins magazine pour infirmière infirmier libéralCet article a été publié dans le n°41 d’ActuSoins Magazine (juin-juillet-août 2021)

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