Les infirmiers, catégorisés comme « paramédicaux » ou « auxiliaires médicaux », sont généralement considérés - à tort - comme occupant une position subalterne dans le système de soins et la société. Histoire, sociologie, politique et spécificités culturelles françaises n’y sont pas pour rien…
Zoom arrière sur la profession infirmière. En comparant la place qu’occupent les infirmiers dans la société et le système de santé et la manière dont ils et elles se considèrent eux-mêmes, en France ou dans d’autres pays comparables, la différence est flagrante.
Le champ d’action et l’autonomie des infirmières britanniques, américaines ou canadiennes sont plus étendus que ceux des infirmiers français et les premiers jouissent d’une reconnaissance sociale et professionnelle supérieure. « En France, la place des infirmières est toujours ramenée à des situations subalternes », constate François Giraud-Rochon, membre du Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone (Sidiief).
Ne serait-ce qu’en termes de rémunération, la France se situe au 30e rang des 32 pays de l’OCDE. Plusieurs observateurs soulignent également, d’emblée, le poids de la terminologie. Dans les textes français (code de Santé publique, Fonction publique hospitalière), les infirmiers font partie du personnel « non médical », catégorie qui englobe absolument tous les professionnels qui gravitent dans le monde de la santé sans être médecins, observe François Giraud-Rochon .
Comme « personnel paramédical » ou « auxiliaire médical » ils sont toujours comparés aux médecins qui bénéficient indiscutablement d’une position sociale supérieure, ajoute-t-il.
« Il y a les médecins qui décident et prescrivent et les petites mains qui s’appliquent, les infirmières », renchérit Sébastien Chapdaniel, IPA et président de la Société française de recherche des infirmiers en pratique avancée (SoFRIPA). L’histoire de la profession infirmière n’est pas pour rien dans cette situation.
« Filles de salles »
Philippe Svandra, infirmier de formation, docteur en philosophie et coordinateur pour les Ifsi à l’université de Créteil, considère les « filles de salle recrutées », dans les classes populaires par les religieuses après la Révolution pour réaliser les basses tâches auprès des patients, comme les « ancêtres » des infirmières.
« Quand les médecins arrivent à l’hôpital au XIXe siècle, raconte-t-il , ils vont proposer aux filles de salle, pour se séparer des religieuses, de se former et devenir infirmières et sortir ainsi de leur condition de servantes. » Il en a découlé une sorte de « dette » qui perdure encore maintenant selon lui. Une histoire bien différente de celle de Florence Nightingale, grande bourgeoise anglaise, anoblie après avoir exercé sur le front de Crimée, qui a fondé outre-Manche une profession infirmière plus indépendante qu’en France… François Giraud-Rochon voit dans ces différences l’empreinte du clivage entre les pays « latins », de tradition judéo-chrétienne, et les pays anglo-saxons protestants.
Mais des facteurs sociologiques entrent aussi en jeu. Comme le fait que les infirmiers soient plus souvent issus de catégories sociales moins favorisées que les médecins. Il en découle, par exemple, de fortes différences dans la capacité de ces deux catégories professionnelles à défendre leurs intérêts économiques et leur indépendance, à être présent dans les lieux de pouvoir et à se faire entendre, souligne Sophie Divay, sociologue et maîtresse de conférences. au Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations à l’université de Reims Champagne-Ardenne.
La comparaison, par exemple, entre le nombre de médecins et d’infirmiers élus au parlement ou nommés ministres est parlante, les premiers étant beaucoup plus nombreux que les secondes, remarque Véronique Delolme, cadre de santé formatrice et autrice en 2021 d’un mémoire de master en sciences de l’éducation sur l’évolution du rôle social de l’infirmier.
À part Léonie Chaptal, pionnière et figure de proue de la profession infirmière dans les années 1920 « et écoutée par le Front populaire, il y a peu d’infirmières qui ont eu une influence dans des choix et des stratégies politiques », souligne-t- elle.
Jouer en collectif
Pour Philippe Svandra, la profession manque aussi de « leadership ». L’Ordre national des infirmiers, créé en 2006, reste malgré tout jeune, et tous les infirmiers n’y sont toujours pas inscrits.
Et du côté syndical, libéral et salarié adhèrent à des organisations différentes. De plus, les salariés, lorsqu’ils sont syndiqués, manifestent une préférence pour les antennes « santé » des grandes centrales plutôt que pour les syndicats exclusivement infirmiers.
Pour Sophie Divay, le grand nombre d’infirmiers (650 000 environ) et leur segmentation entre « généralistes » et spécialisés, entre différentes disciplines mais aussi entre libéraux et salariés, complique la construction d’une identité professionnelle forte méritant d’être défendue et la constitution des infirmiers en véritable « lobby ».
Le fait que 87% des IDE soient des femmes jouent-t-il aussi en leur défaveur à ce niveau ? Oui, estime François Giraud-Rochon, pour que les hommes parviennent plus facilement à se faire entendre que les femmes… En outre, ajoute Sophie Divay, la conjugaison des conditions de travail des infirmières et de leur « deuxième journée » de mère de mère. famille ou d’épouse « produit une infirmière qui n’a ni le temps, ni l’énergie, ni les moyens » de travailler à l’émancipation collective. Des foyers de protestation s’allument régulièrement mais les mobilisations massives de la fin des années 1980, sous l’égide de la Coordination infirmière, seraient-elles une exception ?
Les inégalités de genre jouent donc à plusieurs niveaux. Les infirmiers et infirmières sont « sous-évalués, sous-payés, comme tous les métiers liés à l’aide à la personne, au social, à l’enfance, des champs laissés aux femmes », constate François Giraud-Rochon (qui préfère employer le terme masculin « infirmier » pour contourner le biais sexiste associé au féminin « infirmière »). Les clichés patriarcaux de la femme et de l’infirmière maternante impactent toujours significativement les infirmiers. Leur profession serait ainsi autant voire plus une expression de l’inné, une « vocation » quasi naturelle mais dévalorisée socialement, que le résultat de l’acquis à travers un choix professionnel réfléchi et une formation réussie.
La « vocation » en question
La dimension soi-disant vocationnelle du métier dans ses représentations les plus communes, associée souvent à une forme de sens du sacrifice, relativise la valeur professionnelle des infirmiers. Elle invisibilise, dans la population générale mais aussi parmi les professionnels de santé, la richesse de leurs compétences et de leurs connaissances, l’étendue de leur capacité d’agir et de leur autonomie, souligne Véronique Delolme. Pour de nombreux IDE, cette « vocation », comme le soulignent plusieurs observateurs, est une « norme intégrée », souvent reproduite bien qu’opprimante, et peu réintérrogée.
Pour la formatrice, l’émancipation de la profession suit un peu la même courbe que celles des femmes dans la société, parfois avec un certain décalage.
Même si des choses bougent, la formation initiale « est très peu politisée » sur ces questions de genre et de représentation, remarque Sophie Divay. Certains cadres formateurs investissent ces thématiques, les étudiants s’en imprègnent mais « quand les jeunes diplômés commencent à travailler, ils se repositionnent vite dans le doute », constate Véronique Delolme. Leur estime de soi, leur confiance, ils doivent la gagner en permanence ». La question de la légitimité est souvent posée, même entre paires.
Au-delà de ces freins, Philippe Svandra souligne la « dichotomie qui n’est pas tenable, comme l’a souligné Michel Poisson (infirmier et auteur d’une thèse en histoire sur les infirmières, NDLR), entre une activité autonome et un rôle propre d’un côté et un rôle délégué de l’autre. Une profession ne peut pas fonctionner comme ça ». Depuis quelques années, peut-être parce que le système de santé craque de toute part, les choses changent cependant. La refonte en cours de la profession et de la formation accélérera-t-elle ce processus ?
Cet article a été publié dans le n°52 d’ActuSoins magazine (mars 2024). Il est à présent en accès libre. ActuSoins vit grâce à ses abonnés et garantit une information indépendante et objective.
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Malgré les freins encore bien présents, des évolutions importantes apparaissent depuis quelques années. La pratique avancée, dont le diplôme d’État de grade master a été créé en 2018 – 50 ans après les pays anglo-saxons – constitue une petite révolution car elle offre plus qu’une spécialisation. Elle gomme ainsi, selon François Giraud-Rochon, « la frontière entre les médecins et les infirmiers ». En termes d’accès direct et de primoprescription, « elle est encore très encadrée par les médecins, poursuit-il, mais elle va évoluer ». Et sur le terrain, elle instaure « une collaboration active et un réel partage de compétences ».
Révolution IPA
La pratique avancée s’ancre dans le mouvement plus vaste d’universitarisation des sciences infirmières, qui a été marqué par la création, en 2019, de la section « sciences infirmières » au Conseil des universités (la « CNU 92 »). Désormais, toute une filière universitaire peut se construire, avec des masters et des doctorats, des départements de sciences infirmières, des maîtres de conférences en sciences infirmière et des professeurs dans cette discipline. Et des IFSI qui se rapprochent des universités.
Cette évolution se déroule actuellement au sein de facultés de médecine (ou des parcours universitaires « santé »). Aussi des inquiétudes apparaissent chez certains face au risque que les sciences infirmières soient « phagocytées » par la médecine et placées encore sous domination médicale. « De l’intérieur, je ne perçois pas ce risque , précise Aurore Margat. Si on veut avoir du pouvoir, il faut le prendre et donc il faut intégrer le système (universitaire, NDLR) ». Or étant donné la « jeunesse » de cette discipline et le nombre encore peu élevé d’infirmiers qui s’y engagent, la probabilité que des infirmiers accèdent à la tête des départements ou de la CNU est encore faible. Pour que la discipline naisse et fonctionne, « des médecins ont joué le jeu », souligne-t-elle. « Je fais confiance à ceux qui prennent des postes de maîtres de conférences pour être porteurs de la profession », ajoute Véronique Delolme.
Empouvoirement collectif
Pour Aurore Margat, « les choses bougent mais cela réclame beaucoup d’engagement individuel et collectif. Cela passe par l’empouvoirement collectif de la profession, au sens large, et par un environnement qui doit plus le faciliter ». Depuis la naissance de leur groupe professionnel, leur première formation en 1922 et de leurs premiers journaux professionnels, rappelle Sophie Divay, « les infirmières n’ont eu de cesser de lutter pour obtenir plus d’autonomie et de reconnaissance ». Selon le maître de conférence, c’est encore le cas. « On a de plus en plus la capacité de se distancier, de critiquer et de faire autrement , estime-t-elle. Notre plus grande force sera de s’unir pour faire valoir notre profession ». Et ne plus accepter, insiste Véronique Delolme, les représentations limitantes.
L’Ordre national des infirmiers a organisé le 2 février, un colloque « 20 ans après la loi Kouchner, où en sont les droits des usagers ». L’occasion pour la députée du Loiret, le Dr Stéphanie Rist, de faire un point sur les évolutions nécessaire à la prise en charge des patients, ainsi qu’un bilan du quinquennat.
Des tensions ont marqué le processus de création du Conseil national professionnel des infirmiers en pratique avancée (CNP IPA). L'une des deux associations chargées de créer cette nouvelle structure a dénoncé la manière dont l'élection du bureau s'est déroulée et leur brouille dure depuis début janvier.
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